14.
Père avant tout
Après avoir quitté Wellan, Farrell retourna à la chambre de Swan dans l’aile des Chevaliers. Il y entra en silence et aperçut sa femme et ses fils couchés dans le lit. Il se glissa sous les draps, ramenant le corps tout chaud de Nemeroff contre lui. Le petit garçon de deux ans se mit à gémir, mais cessa toute résistance en reconnaissant l’odeur de son père. Farrell l’embrassa tendrement sur le front.
C’était la troisième famille d’Onyx depuis sa naissance cinq cents ans plus tôt, mais la première qu’il verrait grandir. Il éprouvait beaucoup de chagrin chaque fois qu’il pensait à l’épouse et aux jeunes jumeaux qu’il avait dû abandonner en fuyant Émeraude. Alisha était si douce, si compréhensive… Malgré toutes les atrocités dont on avait accusé son mari, jamais elle ne s’était retournée contre lui.
Une fois emprisonné dans les glaces d’Espérita, Onyx avait d’abord tenté de s’isoler. Soignant les malades et les blessés, il avait vécu seul dans une maison de pierre en retrait du village. Mais l’amour l’attendait une fois de plus au détour du chemin. Il s’était épris d’une jeune femme qu’il avait sauvée de la mort. Epsap lui rappelant beaucoup Alisha, il avait demandé sa main à son père. Cette deuxième épouse lui avait donné plusieurs beaux enfants, mais il n’avait jamais eu le temps de s’occuper d’eux, le nouveau gouvernement d’Espérita et son travail de guérisseur occupant la majeure partie de son temps… C’est au milieu des souvenirs d’Onyx que Farrell s’endormit en étreignant Nemeroff.
Les plaintes de son benjamin le réveillèrent quelques heures plus tard. Avant que le petit Atlance ne trouble le sommeil de sa mère, toujours endormie, Farrell le prit dans ses bras. Laissant Nemeroff avec Swan, le père attentionné s’empara du sac de toile qu’il avait apporté de chez lui. Il se dirigea en vitesse vers les bains, où les pleurs du bébé n’importuneraient personne. Il débarrassa son jeune fils de ses langes souillés et, puisqu’il ne disposait pas d’un bac à lessive comme à la ferme, il les jeta dans la fosse aux ordures où ils seraient brûlés plus tard. Puis, il entra dans l’eau chaude avec l’enfant pour le laver et le calmer.
Farrell sécha ensuite son petit corps, le langea avec une étoffe qu’il avait puisée dans le sac de toile, puis il s’habilla. Il n’avait jamais eu le bonheur de s’occuper de sa progéniture dans ses deux vies précédentes et il savourait chaque seconde passée avec Nemeroff et Atlance, même lorsqu’il s’agissait de dents qui poussaient ou d’accès de fièvre.
Il se rendit aux cuisines déjà bourdonnantes d’activité à cette heure matinale. En le voyant entrer avec le poupon, une servante s’empressa de remplir son biberon de lait chaud. Le papa bavarda avec les femmes tout en faisant boire son enfant. Elles le félicitèrent sur sa façon de traiter son petit. Il accepta leurs compliments avec un sourire, tout en craignant que ces joies intimes lui soient désormais refusées s’il acceptait d’enseigner la magie aux élèves d’Émeraude. Il remercia les cuisinières et retourna dans l’aile des Chevaliers avec toutes ses affaires. Les grands yeux bleus d’Atlance l’observaient avec curiosité.
— Je te connais bien, petit chenapan, chuchota le père en marchant dans le long couloir. Si je te dépose près de ta mère, tu vas tempêter jusqu’à ce qu’elle se réveille.
Le hall des Chevaliers étant toujours désert, Farrell décida d’y emmener l’enfant. Il s’approcha de l’âtre, y alluma un feu magique et changea un banc de bois en berceuse où il prit place avec Atlance. Tous ses besoins fondamentaux ayant été comblés, le bébé s’agita joyeusement.
Farrell se remit à penser aux deux petits garçons demeurés avec Alisha dans son village d’Émeraude lorsqu’il avait échappé à la colère d’Abnar. Les jumeaux lui ressemblaient comme deux gouttes d’eau : des cheveux noirs doux comme de la soie et des yeux bleus comme le ciel. Son visage s’éclaira quand il pensa qu’il vivait désormais dans le corps du descendant d’un de ses fils.
Le Roi Hadrian était venu en aide financièrement à sa famille après sa disparition. L’esprit de Farrell le lui avait confirmé lors de leurs nombreuses discussions. Son vieil ami d’Argent avait acheté le village pour le donner aux ancêtres du paysan, qui le dirigeaient toujours. Hadrian avait été juste et bon jusqu’à la fin.
Les pensées du renégat furent alors interrompues par l’arrivée de Swan et de leur fils aîné. Le petit garçon de deux ans faisait la mauvaise tête dans les bras de sa mère, mécontent d’avoir été réveillé d’aussi bonne heure. La femme Chevalier le déposa sur le sol. Nemeroff courut jusqu’à Farrell et tenta de grimper dans ses bras.
— Doucement, l’avertit le père. Tu vas écraser Atlance.
— Non, moi ! cria le gamin, les larmes aux yeux.
— Laisse-moi m’occuper du bébé, suggéra Swan pour venir en aide à son époux.
Elle cueillit le poupon qui sentait les langes propres et le lait chaud et l’embrassa dans le cou, ce qui le fit gazouiller de plaisir. Nemeroff se réfugia dans les bras de son père où il continua de se plaindre dans une langue d’enfant que lui seul pouvait comprendre.
— Tu es un bon père, Farrell d’Emeraude, le complimenta sa femme en s’asseyant à table. Ces garçons ont plus d’affection pour toi que pour moi.
— Ce qui est tout à fait normal, puisque je passe plus de temps que toi avec eux.
Swan baissa la tête, tiraillée une fois de plus entre son devoir de Chevalier et ses obligations maternelles.
— Où es-tu allé, cette nuit ? demanda-t-elle finalement.
— Je suis allé bavarder avec Wellan.
— Avec notre grand chef ? Pourquoi ?
— Il cherche un remplaçant pour Élund.
Elle mit un moment avant de comprendre les implications de cette requête.
— Que lui as-tu répondu ? s’inquiéta-t-elle.
— Je lui ai dit que j’en parlerais d’abord avec toi.
— Mais tu ne peux pas occuper ce poste, Farrell ! protesta Swan. Lorsque tu m’as épousée, tu as promis de t’occuper de nos enfants !
— Je continuerais de le faire ici, évidemment.
— Et notre ferme, alors ?
— Tu sais bien que je ne participe jamais aux travaux des champs avec les serviteurs. Nos fils grandiraient au château plutôt qu’à la campagne. C’est la seule différence.
— Mais si tu enseignes à tous ces élèves, tu n’auras pas le temps de t’occuper d’eux.
— Je les garderai en classe le jour et ils dormiront avec moi la nuit. Rien ne sera changé, sinon qu’ils apprendront à lire et à écrire plus rapidement. C’est une occasion en or de leur fournir une bonne éducation, Swan.
Elle continua de le fixer avec incertitude, car ce n’était pas ce qu’elle avait prévu pour ses enfants. Farrell tendit la main et caressa tendrement la peau de pêche de sa joue.
— Et ils seront décidément plus en sécurité ici que sur une ferme isolée si les soldats insectes devaient atteindre le Royaume d’Emeraude, ajouta-t-il en sachant que cet argument achèverait de la convaincre.
— Tu veux vraiment devenir magicien ?
— Disons que cela me permettrait de rendre à cette communauté tout ce qu’elle m’a donné. Et ce n’est pas un travail aussi difficile que tu le crois. Ces élèves doués savent déjà lire. On me demande seulement de les aider à maîtriser leurs pouvoirs magiques. J’ai envie d’apporter moi aussi ma contribution à ce conflit qui nous oppose à Amecareth.
— Et tu me promets que nos fils ne manqueront de rien ?
— Je te le jure sur mon honneur.
— Et si nous en avions d’autres ?
— Ils seraient élevés de la même façon et ils deviendront beaucoup plus savants que leur père, alors ils auront un avenir plus brillant que lui.
— Non, ne dis pas ça.
Elle posa un baiser amoureux sur ses lèvres tout en gardant Atlance serré contre elle. Elle allait bientôt repartir en mission et ne reverrait pas sa famille avant longtemps. Jamais elle n’avait pensé que ces séjours loin de son époux seraient si durs.
— Il est normal qu’un père souhaite à ses enfants d’être meilleurs que lui, Swan, murmura-t-il, ses lèvres toujours en contact avec les siennes.
— Alors, nos fils auront fort à faire pour surpasser le leur.
Ils s’embrassaient encore lorsque les femmes Chevaliers commencèrent à arriver pour le repas du matin. Swan se leva avec son bébé dans les bras. Ses compagnes s’approchèrent pour caresser la petite tête d’Atlance hérissée d’un duvet sombre. Pendant que son épouse se joignait à ses sœurs d’armes, Farrell continua de bercer Nemeroff, qui s’était finalement endormi sur sa poitrine.
Onyx aimait bien cet esprit de camaraderie qui régnait au sein de l’Ordre, surtout parmi les femmes. Jadis, on ne les avait pas admises dans les rangs des Chevaliers d’Émeraude. Cela avait été une grave erreur, selon lui. Ses anciens compagnons s’étaient ainsi privés d’un atout important dans leur lutte contre l’Empereur Noir. Les soldats féminins ne pensaient pas de la même façon que leurs frères. Farrell avait beaucoup appris sur leur intelligence remarquable en côtoyant Swan, si différente de ses deux épouses précédentes. Là où les hommes prônaient des solutions immédiates et brutales, bien souvent leurs compagnes préféraient prendre du recul et adopter une stratégie souvent susceptible de régler le conflit d’un seul coup.
Nemeroff s’agita. Farrell l’étreignit davantage en embrassant ses cheveux noirs. Des murmures d’admiration parcoururent le groupe des femmes et il comprit que c’était lui qui faisait l’objet de leurs éloges.